Le texte qui suit, extrait du Bulletin des sociétés savantes, tome 1er, 1854, a pour auteur Charles Ernest Beulé (1826-1874). Ayant été élu membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1860, cet archéologue et homme politique français devint secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts en 1862.
La description qu’il propose du “grand Sphinx” revêt surtout un caractère historique, mettant en relief notamment le rôle de Mariette dans les recherches et découvertes liées à ce “monument gigantesque”.
Illustration extraite de l'Album de voyages en Égypte, Grèce, Turquie, Algérie et Russie (1887-1890) |
“J'ai exposé dans un précédent numéro du Bulletin la découverte du Sérapéum de Memphis. Je me suis attaché à bien mettre en évidence les recherches de M. Mariette, leur difficulté, leur but, leur succès, l'importance des résultats qu'elles ont obtenus ; il me reste à parler des fouilles que M. Mariette a entreprises autour du grand Sphinx.
Le Sphinx est une statue, ou, si l'on aime mieux, un monument gigantesque, situé à l'est de la deuxième pyramide de Gyzeh.
De tout temps, le Sphinx a attiré l'attention des voyageurs, non seulement par sa masse énorme, mais par les souvenirs que son image évoque dans les esprits. La pensée se reporte naturellement à la tradition grecque, qui, du reste, a passé en Égypte et s'y est maintenue ; le Sphinx semblait une énigme éternelle proposée à la postérité. On croyait jadis à une communication souterraine avec la deuxième pyramide qui se trouve à 1800 pieds en arrière du Sphinx. Enfin, Pline, dans un passage assez obscur, que je citerai plus bas, dit que le roi Armaïs avait été enseveli dans le Sphinx. Voilà pourquoi ce monument prend une importance singulière, pourquoi, de tout temps, il a été étudié, exploré ; je résume en quelques mots l'histoire de ces explorations.
Le Père Vansleb prétendit le premier avoir vu par un trou, dans le dos de l'animal, une chambre qui n'avait pu servir qu'à contenir un mort.
Le docteur Pockocke, à son tour, affirme qu'il y avait sur le dos du Sphinx un puits, qui descendait verticalement et aboutissait à des appartements souterrains.
Du temps de l'expédition française en Égypte, la Commission fit des fouilles, sous la direction du colonel Coutelle ; on mit au jour tout le flanc méridional du Sphinx. D'après la tradition conservée parmi les Arabes, au moment où les Français furent contraints par les événements de la guerre d'abandonner leur entreprise, ils venaient de découvrir une porte en granit sur laquelle étaient gravées des inscriptions.
En 1816, un capitaine de vaisseau marchand, nommé Caviglia, par une résolution digne d'un savant encore plus que d'un marin, attaqua le Sphinx. Il déblaya d'abord une partie de la face septentrionale, puis, désespérant du succès, il fouilla par devant, entre les pattes étendues de la statue. Là, il trouva une sorte de petit temple hypèthre, formé de trois grandes stèles qui se coupaient à angle droit. La façade était ouverte, précédée seulement d'une grille et de deux petits Sphinx. En continuant les fouilles, toujours en avant du Sphinx, Caviglia rencontra, à une distance d'à peu près vingt mètres, un escalier de construction grecque. Il devenait évident que, dès l'antiquité, le Sphinx était enseveli en partie sous les sables. Ceux qui voulaient visiter le petit temple n'avaient d'autre moyen d'y descendre que l'escalier. Les fouilles de Caviglia eurent encore pour résultat la découverte d'un certain nombre d'inscriptions grecques curieuses, parmi lesquelles le monde savant connaît l'inscription métrique, signée d'Arrien, et le décret par lequel l'empereur Néron ordonna la restauration du péribole du Sphinx. On sait quel parti M. Letronne a tiré de ces inscriptions. Caviglia en resta là, quoique le problème fût assurément loin d'être résolu. Le Sphinx était toujours une énigme.
En 1836, le colonel Vyse, armé de puissants instruments, voulut couper court aux discussions, en perçant le Sphinx d'outre en outre dans toutes ses parties solides. Mais les sondes se brisèrent, et il fallut renoncer encore à la solution du problème.
Au mois de novembre 1851, M. Cottrell, voyageur anglais, connu par la traduction de l'ouvrage de M. Bunsen sur l'Égypte, découvrit à Florence, dans le musée de Santa Catarina, au milieu des papiers de Caviglia que l'on y conserve, un plan inconnu du Sphinx. Ce plan indiquait derrière le Sphinx deux petites chambres ornées d'hiéroglyphes. A son retour en Angleterre, M. Cottrell communiqua sa découverte à M. Birch, le célèbre égyptologue ; M. Birch, à son tour, dans le Classical report of antiquities (mars 1852), fit part au monde savant de la découverte de son compatriote, en montrant de quelle importance serait la confirmation de ce document.
M. de Rougé, de l'Institut, eut à peine connaissance de l'article de M. Birch, qu'il en parla à M. le duc de Luynes. M. le duc de Luynes, qui saisit si généreusement toutes les occasions de servir la science, écrivit à M. Mariette, lui demandant s'il voulait, malgré tant d'essais inutiles, tenter aussi l'entreprise.
Au mois de septembre 1853, M. Mariette était en face du Sphinx. Naturellement, il fallait d'abord chercher les deux chambres dont il était question dans l'article de M. Birch. Mais en mesurant les distances et en comparant l'état des lieux avec les plans retrouvés dans les papiers de Caviglia, M. Mariette s'aperçut immédiatement que les deux chambres n'étaient autres que celles qui sont connues de tous les voyageurs ; d'habitude, en visitant les pyramides, ils y passent même la nuit. Quant aux légendes qui ornaient les façades de ces chambres, les Arabes furent unanimes pour déclarer qu'elles avaient été détachées et enlevées par Caviglia lui-même.
La mission se trouvait donc par le fait remplie, et le but que M. le duc de Luynes avait indiqué à M. Mariette était ainsi atteint. Résolu cependant à faire profiler l'archéologie des ressources qui avaient été mises à sa disposition, l'auteur des fouilles du Sérapéum s'attaqua au Sphinx tout entier.
Il avait accepté la mission de M. le duc de Luynes avec d'autant plus d'empressement que trois fois déjà il avait eu à s'occuper du grand Sphinx. La première fois, c'était pendant son séjour aux Pyramides, lorsqu'il avait étudié les monuments du désert en simple touriste ; la disposition des terrains et les lois même de l'atterrissement du sable lui avaient fait supposer l'existence d'un édifice considérable aux alentours du Sphinx, et plutôt du côté du sud que du côté du nord. La seconde fois, c'était à l'occasion d'une stèle hiéroglyphique découverte dans l'intérieur même de la tombe d'Apis, du Sérapéum. Cette stèle est curieuse à plus d'un titre. En effet, elle contient l'énumération des divers membres d'une famille qui, vers le temps de Darius Ier, habitait Memphis. Le personnage principal de cette famille était un fonctionnaire de l'ordre sacerdotal ; parmi ses titres nombreux, M. Mariette avait remarqué celui de prêtre attaché aux trois grandes Pyramides et au Sphinx (sous son nom d'Armachis). Cette donnée si particulière ramenait avec plus de force l'hypothèse d'un édifice attenant au Sphinx ; car, si les trois grandes pyramides ont chacune leur temple que tout le monde connaît, il devait en être de même du Sphinx, et on voit déjà comment les pyramides et le Sphinx ne sont que les mêmes parties d'un grand ensemble soumis à un seul administrateur.
La troisième circonstance qui avait appelé l'attention de M. Mariette sur le Sphinx était d'un ordre tout différent. Il résulte des observations de M. Biot que, si les grandes pyramides sont parfaitement orientées, il se produit, aux deux équinoxes, le phénomène suivant : le jour de l'équinoxe, le soleil se lève à l'extrémité d'une perpendiculaire qui part du milieu de la face orientale de la plus grande des trois pyramides, et au contraire, il se couche à l'extrémité d'une perpendiculaire abaissée sur la face occidentale. On devine l'utilité pratique de cette disposition du monument. Il suffisait, pour les Egyptiens, de se placer à l'angle nord-ouest et d'examiner le soleil levant. Le jour où le prolongement de la face à l'une des extrémités de laquelle l'observateur était placé allait couper le disque solaire par la moitié, ce jour-là c'était l'équinoxe ; de sorte que la pyramide, bien qu'étant dans le principe un monument funéraire, aurait pu dans la suite aider les Egyptiens à fixer le retour périodique de certains phénomènes célestes. Telle était l'hypothèse de M. Biot. M. Mariette, sur sa demande, était allé en chercher la confirmation au pied même de la pyramide, et ses observations réalisèrent les prévisions de l'illustre astronome. Mais en même temps il retrouvait le Sphinx ; l'énigme se présentait sous une nouvelle face. N'était-il pas possible que le Sphinx, lui aussi, entrât dans une combinaison astronomique ? Placé exactement en face de la seconde pyramide, ne pouvait-il à son tour servir de point de repère ? Ne pouvait-il, avec l'un des angles de la pyramide, déterminer la ligne droite qui marque l'un des deux solstices ? Tous ces souvenirs s'étaient présentés avec plus de vivacité à l'esprit de M. Mariette, quand M. le duc de Luynes lui offrit de fouiller le grand Sphinx.
Les deux chambres de Caviglia n'avaient aucun intérêt ; il fallait explorer le monument dans son entier et sur l'échelle la plus vaste. Confiant dans le témoignage de Pline, qui dit que le roi Armaïs (Amosis) y était enseveli, M. Mariette considéra d'abord le Sphinx comme une pyramide, c'est-à-dire comme un tombeau royal, et il chercha l'entrée du côté du nord, selon la tradition constante. Le résultat ne répondit pas à son attente : il n'y avait point d'entrée. Cinquante pieds de sable avaient été en vain enlevés, et l'on aura une idée des difficultés de cette entreprise, quand on saura qu'il n'a pas fallu moins de vingt-deux jours à trois cents ouvriers, pour en venir à bout . Mais si l'entrée ne fut pas trouvée, tant d'efforts ne demeurèrent point sans récompense. Depuis quinze siècles, peut-être, les flancs du Sphinx étaient ensevelis, et il fut possible de reconnaître, pour la première fois, son étrange construction. En effet, le Sphinx est moins l'œuvre des hommes que l'œuvre de la nature. C'est un rocher brut, auquel le hasard avait donné les vagues contours d'un animal accroupi. Les Égyptiens se sont contentés de revêtir ce noyau d'une maçonnerie destinée à combler les cavités, à accentuer les saillies, en un mot, à compléter les formes. Les cavités considérables sont remplies par des grosses pierres assemblées sans art. Mais l'enveloppe extérieure est composée de petites assises très régulières, taillées et sculptées avec le plus grand soin, de manière à modeler jusqu'aux muscles, jusqu'aux moindres détails du monstre. Telle est même la finesse d'exécution, telle est l'importance accordée à la sculpture, que l'architecture proprement dite parait déroger à ses lois les plus simples, aux lois de l'équilibre. Les assises surplombent parfois de manière à compromettre la solidité du travail, ou plutôt, comme la solidité n'y a rien perdu, ce n'est qu'une hardiesse et une beauté de plus.
Cette découverte, importante au point de vue de l'art, l'est doublement pour l'archéologie. Elle permet d'expliquer maintenant quelques passages d'une inscription grecque, trouvée autour du Sphinx par Caviglia. Cette inscription s'adresse au Sphinx, comme s'il était l'œuvre des dieux. Pourquoi l'œuvre des dieux, se demandait-on, lorsque la seule partie apparente et connue attestait le travail des hommes? Nous savons, grâce à M. Mariette , que ce monument est, en effet, un jeu de la nature.
“Les dieux éternels ont formé ton corps merveilleux, dans leur bienveillance pour la contrée qui produit le froment ; ils l'ont dressé au milieu d'un vaste plateau, et ils ont repoussé les sables de ton île rocheuse, etc.” On trouvera au Louvre le texte de cette inscription gravée par Arrien sur huit des pierres qui composaient un des doigts du Sphinx. M. Drovetti les a rapportées en France avec sa célèbre collection.
Après sa première tentative, M. Mariette, assuré qu'il n'y avait point d'entrée sur la face nord, revint à sa première idée, à la conclusion qu'il avait tirée de l'examen des lieux et de l'étude de la stèle de Sérapéum. Il chercha autour du Sphinx une grande construction. Après quelques jours, il trouva un temple de la quatrième dynastie, contemporain des Pyramides, le seul spécimen qui nous reste de l'antique architecture que les Hyksos firent oublier. A l'extérieur, le temple a la forme d'une pyramide tronquée ; les assises sont des pierres gigantesques, décorées d'ornements sculptés sur un fond en retraite ; ces ornements représentent, soit une fleur de papyrus sur sa tige, soit des rectangles superposés à intervalles réguliers. Le tout, d'ailleurs, s'élève à une cinquantaine de pieds au-dessus du sol ancien et ne présente d'autre entrée qu'une petite porte à l'angle nord-ouest. L'intérieur est une série d'appartements spacieux, coupés de galeries et de corridors. L'architecture présente une simplicité toute primitive : des piliers monolithes, hauts quelquefois de quarante pieds, sans base, sans chapiteau ; des architraves, d'une portée considérable, qui reposent sur les piliers. Mais ce qui excita l'étonnement de M. Mariette, ce fut la richesse des matériaux et leur disposition systématique. Tout est granit ou albâtre : quand les parois des appartements sont en granit, les plafonds et les dalles du sol sont en albâtre ; quand au contraire les parois sont en albâtre, les dalles et les plafonds sont en granit. Il ne faut chercher à ce système d'autre motif que le besoin de variété. Du reste, non seulement le granit supporte sans danger cette comparaison avec l'albâtre, mais ses teintes plus riches, parfois d'un rose charmant, son poli, sa fermeté, l'emportent sur le grain inégal de l'albâtre et sur ses taches terreuses.
Le temple est donc vraiment remarquable par sa simplicité pleine de grandeur, par la masse imposante des matériaux, et leur richesse, et surtout par l'antiquité inouïe à laquelle il remonte. Nous n'avons découvert encore en Égypte aucun temple antérieur à la dix-huitième dynastie. Les Pasteurs ont tout détruit et n'ont respecté que les tombeaux. Si ce temple que M. Mariette croit le temple d'Armachis, dieu égyptien dont le Sphinx n'était que la statue gigantesque, si ce temple d'Armachis n'a pas été renversé, il le doit à sa position au milieu de la nécropole, au milieu du désert, où les Hyksos ne paraissent pas avoir étendu leurs dévastations.
Ces fouilles demandèrent beaucoup de temps et d'argent ; le Gouvernement français, qui voulut partager avec le duc de Luynes l'honneur de cette belle entreprise, fournit à M. Mariette les moyens de mener à fin les travaux. Le Sphinx a été étudié complètement, ses alentours déblayés, autant que l'état des lieux et l'amoncellement incroyable des sables ont permis de le faire. Plusieurs questions de topographie sont, en outre, résolues ; mais il appartient à M. Mariette d'exposer lui-même ses idées et les résultats de ses recherches. Je dois, ainsi que je l'ai fait pour le Sérapéum, lui laisser la légitime satisfaction de les soumettre au monde savant.
Ainsi, pendant sa campagne en Égypte, il a été donné à M. Mariette de terminer heureusement deux explorations bien différentes, quoique également vastes et difficiles ; il a pénétré l'énigme du Sphinx, il nous a rendu les tombeaux d'Apis. Dans le désert, il tranchait une question que bien des savants avaient en vain agitée avant lui : à Memphis, il soulevait à son tour un problème plein d'incertitudes mais qu'il allait résoudre victorieusement. Le Sphinx et le Sérapéum. voilà de grands monuments, de grands souvenirs, auxquels il est doublement glorieux d'avoir attaché son nom. Il y a longtemps que la science française s'est emparée de l'Égypte : c'est en représenter dignement les traditions que de pousser plus avant ses conquêtes.”
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