vendredi 24 mai 2013

“Nous avons tout lieu de croire qu'il dépendait du temple des pyramides” (Norden - XVIIIe s. - à propos du Sphinx de Guizeh)

Dans son ouvrage Voyage d'Égypte et de Nubie, le Danois Frédéric Louis Norden (1708-1742) relate le voyage qu'il fit en Égypte en 1737. On sait de ce "capitaine des vaisseaux du roi" qu'il était un excellent dessinateur et que le voyage n'était pas pour lui synonyme d'aventure, mais bien de découverte dûment anticipée par une documentation préalablement consultée.
Illustration avec ce qu’il écrit sur le Sphinx de Guizeh : il met bout à bout différentes théories sur la “destination” de ce colosse de pierre et la vénération dont celui-ci faisait l’objet, en suggérant simplement sa préférence pour telle ou telle hypothèse.
Dans ce parcours, on apprendra même que notre célèbre Abou-l-houl avait peut-être... une concubine ! Du moins selon certains auteurs arabes dont le point fort n’était pas nécessairement la précision historique, dès lors que le “fanatisme” inspirait le combat contre toute forme d'idolâtrie.



“Cette statue colossale, que ses caractères devraient faire nommer la sphinx, et dont on ne voit maintenant que la tête et le col, les sables ayant couvert le reste du corps, se trouve à une portée de flèche sud-est des deux grandes pyramides ; il paraît que du temps de Pline elle était entièrement à découvert, si l'on en juge d'après les dimensions qu'il nous en donne. “La tête du monstre, dit-il, mesurée vers le front, a cent deux pieds romains de circonférence (quatre-vingt-douze pieds français six pouces une ligne, et conséquemment vingt-neuf pieds cinq pouces quatre lignes de diamètre) ; sa longueur est de cent quarante-trois pieds (cent vingt-neuf pieds huit pouces trois lignes) ; et sa hauteur, depuis le ventre jusqu'au sommet de la tête, est de soixante-deux pieds (cinquante-six pieds deux pouces neuf lignes ) : c'est une espèce de divinité bocagère pour les habitants ; on croit qu'elle a servi de sépulture au roi Amasis.”
Pline est le seul qui, parmi les anciens, nous donne quelques détails sur cette figure colossale : Strabon , Aristides, et les autres écrivains postérieurs qui ont parlé de l'Egypte, n'ayant fait nulle mention du sphinx, l'auteur le plus ancien que nous puissions citer après l'historien de la nature est Abou A'bdoûllah Mohammed âl-Qodhâ'ï, qui, comme on a déjà vu, florissait dans le onzième siècle de l'ere vulgaire. A cette époque on ne voyait plus que la tête et le col du sphinx, le reste du corps était enseveli dans le sable. “En l'évaluant d'après les dimensions de la tête, dit ai Qodhà'ï, il doit avoir plus de soixante-dix coudées de longueur.”


‘Du rouge sur les joues”
Nous ne citons ici aI-Qodha’ï que d'après la citation d'âl-Maqryzy ; mais un auteur qui ne lui est postérieur que d'environ 40 ans, et dont nous avons le texte sous les yeux, est beaucoup plus satisfaisant.
A'bdullathyf, qui écrivait en l'an 597 de l'hégire (1200 de l'ère vulgaire ), nous apprend que de son temps, cette figure avait du rouge sur les joues, et qu elle conservait sur toute la partie antérieure tout l'éclat de la fraîcheur et de la beauté, et elle avait l'air de sourire aux spectateurs de la manière la plus agréable.
“Des hommes instruits, ajoute le même écrivain, me demandaient ce que j'avais vu de plus étonnant. Je leur répondis : ce sont les proportions du sphinx ; car les différentes parties de sa figure, telles que le nez, les yeux, les oreilles, sont proportionnées comme dans la nature. Le nez d'un enfant, par exemple, est fait pour sa taille, et contribue à l'embellir ; placé sur le visage d'un homme, il l'enlaidirait, de même que le nez d'un homme défigurerait un enfant, ainsi des autres membres. Il faut qu'ils soient tous proportionnés au module de la figure à laquelle ils appartiennent ; car l'absence des proportions rend une figure hideuse. Ce qui me paraît donc le plus surprenant, c'est que le sculpteur ait pu conserver ces mêmes proportions dans toutes les parties de la figure, malgré ses dimensions colossales, puisqu'il n'y a rien de semblable dans les ouvrages de la nature.”
L'étonnement de notre auteur décèle une profonde ignorance dans les arts ; mais les détails dans lesquels il entre pour motiver cet étonnement nous autorisent à en tirer une conjecture assez importante, et qui se trouve vérifiée par le témoignage d’al-Maqryzy : c'est que, du temps de A'bdullathyf, la figure du sphinx était encore fraîche et intacte ; en effet ce ne fut que plus d'un siècle après, c'est-à-dire en 780 de l'hégire (1378-9 de l'ère vulgaire ), que “le bienheureux cheykh Mohammed Ssa'ïm el-Deher, de l'ordre des Ssofy et du monastère el-Ssâlehhyeh, forma le projet de détruire quelques-uns des usages contraires à la loi de Dieu. Nous avons vu, dit âl-Maqryzy, ce saint personnage aller aux pyramides, mutiler la ligure du sphinx, et en disperser les morceaux : cette figure est restée dans cet état jusqu'à présent ; et, depuis cette époque, les sables inondent le territoire de Djyzeh. Les habitants attribuent ce fléau à la mutilation du sphinx”. (...)


“Taillé sur place”
Les principaux voyageurs s'accordent assez entre eux dans les descriptions qu'ils nous donnent du sphinx : c'est une tête colossale considérablement mutilée, d'environ vingt-six pieds de module ; sur le sommet de la tête on voit un trou de quinze pouces de diamètre dans la partie la plus large, et d'environ neuf pieds de profondeur : les portions qui n'ont pas été mutilées ou dégradées conservent encore l'enduit rougeâtre ou roussâtre dont parlent Pline et A'bdullathyf. Ce n'est point l'unique preuve que nous ayons du talent des Égyptiens pour composer des couleurs indélébiles : les sculptures des temples de la haute Egypte sont recouvertes de peintures qui ont encore toute leur première fraîcheur.
Les mêmes voyageurs ne sont pas moins d'accord sur l'exécution de ce colosse : ils croient généralement qu'il a été taillé sur place. La parfaite ressemblance de la pierre dont il est formé avec celle du rocher sur lequel il repose ne peut laisser de doute ; et je ne serais pas fort éloigné d'adopter l'opinion du consul Maillet, qui croit que c'était originairement un de ces témoins laissés par les ouvriers employés à niveler le rocher sur lequel on assit les pyramides. On aura ensuite imaginé de sculpter cette masse informe, ou peut-être même l'aura-t-on ménagée exprès. J'ai parlé, dans la dissertation sur la statue de Memnon, des rochers sculptés par les anciens Indiens : ainsi je ne répéterai pas ici des rapprochements déjà indiqués ; ce n'est pas le premier colosse de cette espèce taillé par les Égyptiens.
Ceux que l'on voit dans la haute Egypte doivent être antérieurs de beaucoup à celui-ci ; et, si les conjectures fondées exactement et uniquement sur l'analogie sont de quelque poids, nous avons tout lieu de croire qu'il dépendait du temple des pyramides. Les Égyptiens, suivant l'excellente observation de M. Thomas Maurice, plaçaient des avenues de sphinx aux approches de leurs temples, pour prescrire la discrétion à leurs initiés, et inspirer au peuple une sainte terreur.


“Une espèce de nilomètre”
Cette idée est parfaitement justifiée par le nom que les Arabes donnent au sphinx, et qui n'est qu'une corruption du mot original. Ils l'appellent Aboul-Houl (père de la terreur), et ajoutent que l'ancien nom était Belhout ou Belhyt. (...)
Outre la destination dont nous venons de parler, et qui lui valut probablement son nom, le sphinx en avait une autre non moins connue : c'était d'annoncer que la crue du Nil avait lieu sous les signes du lion et de la vierge ; peut-être même était-ce une espèce de nilomètre dans les hautes crues, et indiquait-il leur abondance ou leur excès. Je n'insisterai point sur cette conjecture, que l'abbé Pluche prétend confirmée par l'étymologie même du mot sphinx (1).

Cliché de Francis Frith


“La concubine d'Aboul-Houl
Les auteurs arabes attribuent au sphinx une autre destination non moins importante que celles que nous venons d'indiquer. Ils prétendent que c'était un talisman pour empêcher le sable d'encombrer le lit du Nil et le sol de Djyzeh. Il y avait autrefois un autre talisman pour empêcher le Nil de divaguer et d'empiéter sur la campagne.
“C'est pourquoi, ajoutent les Arabes, il tournait le dos au sable, l'autre le tourne au fleuve ; tous deux sont orientés. Cette statue, qu'ils nomment la concubine d'Aboul-Houl (c'est-à-dire du sphinx), ou de Pharaon, était placée dans la ville de Fosthâth, tout auprès de l'édifice nommé Dâr-el-mélik, palais du roi, dans la rue de l'Idole, laquelle, suivant al-Météoùedje, commence à la tête du grand marché, près la rue d'Ammar. On dit que si l'on place un fil sur la tête du sphinx, et qu'on tende l'autre bout jusqu'à sa concubine, on trouvera qu'il vient précisément sur sa tête, de manière que ces deux figures se trouvent sur une même ligne et d'égale hauteur : c'était en effet une grande idole, avec des membres proportionnés à sa taille, et semblable à celle que nous venons de décrire (au sphinx) ; elle tenait un enfant sur son sein, et avait un pot sur la tête, le tout en granit très dur. On pense communément que c'était une femme.”
Il est aisé de reconnaître ici la déesse Isis tenant entre ses bras le jeune dieu Horus, et portant sur la tête le boisseau, symbole de l'abondance. Le fanatisme avait déja fait mutiler le sphinx ; l'avidité causa la destruction de la statue qu'on nommait sa concubine.
“En l'année 711 de l'hégire (1211-12 de l'ère vulgaire), l'émir, surnommé Bélâth, rassembla une troupe de maçons et de tailleurs de pierres : ils se mirent à briser la statue de la concubine de Pharaon ; ils la coupèrent, et en firent des marches et des socles : en démolissant ce monument, ils espéraient découvrir des richesses qu'ils croyaient cachées dans les fondations ; mais, après avoir creusé jusqu'à l'eau, ils ne trouvèrent que des assises de pierres ; celles qui composaient les fondations souterraines furent employées
à faire les piliers de la mosquée cathédrale, située hors de Fosthâth, et qu'on nomme la mosquée Nâsséryéh : depuis cette époque on cessa de voir cette statue à sa place.”
Quoique l'histoire de cette statue colossale ne puisse pas contribuer à répandre un grand jour sur celle du sphinx, j'ai cru devoir cependant lui donner place ici, puisque c'est l'unique preuve qui nous reste de l'existence de ce précieux monument, dont l'érection, aussi bien que celle du sphinx, est enveloppée de la plus impénétrable obscurité : à la vérité une opinion vulgaire, que Pline nous donne pour telle, voulait que le sphinx eût servi de tombeau au roi Amasis ; mais, quand même ce prince aurait choisi sa sépulture dans cette statue, serait-ce une preuve qu'il en était l'auteur ? En outre, à quelle époque vivait le roi Amasis, dont Lucain place aussi la sépulture dans une pyramide ? La tradition conservée parmi les Arabes n'est pas plus satisfaisante, et donne lieu aux mêmes objections.


Le culte rendu au Sphinx et aux pyramides
“Parmi les anciens Égyptiens, disent-ils, les uns adoraient le tombeau d'Atryb placé dans une des îles formées par le Nil, et celui de Ssâ situé sur les bords de ce fleuve ; d’autres
façonnèrent une statue à la ressemblance d'Achmoùn, placèrent cette figure entre les deux pyramides, et l'adorèrent sous le nom d'Aboul-Houl (ou plutôt de Belhout). Les Sabéens ne cessèrent d'adorer cette idole, de lui sacrifier un coq blanc, et d'y faire brûler de la
sandaraque. Ils lui adressaient des prières qui commençaient toutes ainsi : “Ô Belhout, nous venons vers toi t'adresser nos vœux et nos hommages, daigne nous exaucer.”
Le culte rendu au sphinx et aux pyramides est une circonstance qui me paraît mériter d'autant plus d'attention que plusieurs écrivains arabes d'un certain poids, tels que A'bdullathyf, âl-Maqryzy, âl Soyouthy, sont parfaitement d'accord sur ce point. Pline nous représente le sphinx comme la divinité bocagère des habitants. Nous ajouterons même que ces pratiques superstitieuses pourraient bien avoir subsisté plus longtemps qu'on ne l'imaginerait ; elles provoquèrent l'indignation et le zèle du ssôfy, qui mutila la statue du sphinx, afin d'avoir le mérite de détruire quelques-uns des usages contraires à la loi de Dieu : ce sont les expressions mêmes de l'auteur arabe, et il est difficile, je crois, d'en donner une explication différente de celle que je propose.
Les Égyptiens anciens et modernes, idolâtres, chrétiens, ou musulmans, toujours avides de superstition, ont toujours su allier les pratiques religieuses de différents cultes. Il n'est donc pas étonnant que parmi eux il s'en soit trouvé qui ne se bornassent point à conserver pour les pyramides et pour le sphinx un respect religieux, mais tacite et intérieur : quelques-uns allaient probablement encore y faire des cérémonies odieuses aux musulmans, ennemis déclarés de toute espèce d'idolâtrie. (...)


Un canal intérieur ?
Quelques savants ont cru reconnaître dans le sphinx un instrument de la supercherie des prêtres égyptiens qui s'introduisaient dans l'intérieur de la statue pour rendre des oracles : une pareille conjecture n'est que trop conforme au caractère bien connu de ces prêtres et à la stupide crédulité de leurs sectateurs, mais elle ne me paraît appuyée sur aucun témoignage historique ; je la crois même démentie par la construction de la statue, dont la bouche ni les oreilles ne sont point percées : le trou que l'on voit sur le sommet de sa tête, et surtout celui que le docteur Shaw a remarqué sur sa croupe, correspondait sans doute à un canal inférieur ; et il y a tout lieu de croire que ce dernier qui, suivant les mesures du voyageur anglais, avait quatre pieds de long sur deux de large , servait d’escalier pour descendre dans un canal, dont l'autre extrémité aboutissait peut-être au puits de la grande pyramide. Prosper Alpin (2), qui est descendu dans ce puits muni d'une boussole, et qui s'est engagé dans le conduit souterrain, ne doute pas que si les décombres ne l'eussent empêché d'avancer, il ne fût parvenu immédiatement sous le sphinx.
Au reste, la destination astronomique de cette statue me paraît suffisamment établie, sans qu'il soit nécessaire de lui en chercher une purement conjecturale.”


(1) En effet en hébreu, en chaldéen et en syriaque, ce mot signifie abondance, inondation, surabondance.
(2) Une note sera ultérieurement consacrée à cet auteur.

Source : Gallica

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire