samedi 8 juin 2013

Jean-Baptiste Henry de Vaujany - XIXe s. - décrit le Sphinx de Guizeh comme un “accouplement fantastique de la grâce et de la force qui ne forment qu'un seul corps”

Jean-Baptiste Henry de Vaujany (1848-1893) fut directeur des études à l'école des langues du Caire. Dans son ouvrage à caractère encyclopédique Le Caire et ses environs, caractères, mœurs, coutumes des Égyptiens modernes, édité en1883, il consacre au Sphinx quelques observations qu’il emprunte à des archéologues (Caviglia, Mariette) ou historiens, notamment arabes, tout en maintenant ouvertes certaines questions, comme celles relatives à l’âge et à la “destination” de “l’emblème séculaire” qui personnifiait l’ancienne Egypte.

Auteur et date de cette photo non précisés

“A environ cinq cents mètres à l'est de la pyramide de Khéphren, est un rocher naturel auquel on a donné l'apparence extérieure d'un lion accroupi à tête humaine. Les irrégularités du rocher, auquel on a voulu conserver toute sa dimension, ont été rectifiées au moyen d'une maçonnerie rapportée. La tête seule a été sculptée ; on peut encore reconnaître qu'elle était originairement peinte en rouge. La hauteur totale du monument, prise au-dessus des sables accumulés qui en cachent la partie inférieure, est de 10 mètres 80 ; la face, en partie mutilée, mesure 9 mètres depuis le menton jusqu'au sommet du front ; sa largeur est de 4 mètres 15 ; l'oeil a 1 mètre 40 ; la bouche 3 mètres 32 ; le nez 1 mètre 70 ; l'oreille 1 mètre 07 ; la longueur du colosse est de 63 mètres 50.
En 1816, le capitaine Caviglia entreprit le déblaiement du Sphinx. Un autel, un petit édicule formé par trois stèles et un lion accroupi furent trouvés entre les pattes du monstre. La stèle du fond est en granit, haute de 4 mètres ; elle est appliquée sur la poitrine du Sphinx, et porte l'image du pharaon Thoutmès IV de la XVIIIe dynastie, offrant d'un côté l'encens, et de l'autre une libation à la figure d'un sphinx, représentant sans doute le colosse, avec la barbe et les attributs d'un dieu.
Le lion était placé à l'entrée du sanctuaire et regardait la stèle centrale. Le rocher ne portait aucune trace qui pût faire supposer l'existence d'un couloir intérieur. En 1853, M. Mariette fut chargé par le duc de Luynes de continuer ce travail, qu'il poursuivit en 1854 par ordre du gouvernement français, et quatre ans plus tard pour le compte du gouvernement égyptien.
Dans une longue description du Sphinx, Pline raconte que de son temps on croyait que ce monument avait été la tombe d'Amosis, de la XXVIe dynastie. Depuis qu'il a été déblayé par Cavlglia, plusieurs savants, après avoir d'abord attribué le Sphinx à Khéphren, supposèrent qu'il devait avoir quelque rapport avec Toutmès IV, représenté sur la grande stèle du sanctuaire ; mais les recherches de M. Mariette et surtout la découverte de la stèle qui a trait à la fille de Khéops et dont nous avons parlé plus haut, ont jeté sur cette question obscure un jour inattendu.
La stèle porte des inscriptions sur la face principale et sur la partie supérieure du socle qui
fait retour en avant. La première de ces inscriptions est d'une excellente conservation, quoique d'un style médiocre ; l'autre ne laisse plus voir que quelques signes auxquels il est Impossible de donner un sens. La face principale ressemble à un naos qui aurait perdu sa corniche. Le texte gravé sur la tranche droite est ainsi conçu : “Le vivant Horus, le..., roi de la Haute et de la Basse-Egypte, Khoufou, vivant, a restauré le temple d'Isis, rectrice de la pyramide (située) à l'endroit où est le Sphinx, à la face nord-ouest du temple d'Osiris, seigneur de Rosatou. Il a bâti sa pyramide là où est le temple de cette déesse, et il a (aussi) bâti la pyramide de la princesse Hentsen là où est ce temple.”
On lit sur la tranche gauche : “Le vivant Horus,  le..., roi de la Haute et de la Basse-Egypte, Khoufou, vivant a fait (ceci) à sa mère Isis, la divine mère (qui est) Hathor, rectrice des memnonia, ayant prescrit de le faire (graver) sur une stèle. Et il leur a renouvelé (les fondations) des divines offrandes, et leur a bâti son temple en pierre, et une seconde fois il a aussi restauré les dieux (de ce temple) dans son sanctuaire.”
De plus, le Sphinx est représenté gravé sur la stèle ; son image est accompagnée de l'inscription suivante : “Le lieu du Sphinx de Hor-em-Khou (Harmakhis) est au sud du temple d'Isis, rectrice de la Pyramide, et au nord (du temple) d’Osiris, seigneur de Rosatou. Les peintures du dieu de Hor-em-Khou sont conformes aux prescriptions.”
- “Il résulte de ce texte que le Sphinx existait au temps de Khéops, puisqu'il figure au nombre des monuments que ce pharaon aurait restaurés ; on voit par là combien son antiquité est prodigieusement reculée.”
Le Sphinx est l'emblème séculaire et comme la personnification de l'ancienne Egypte. Malgré les mutilations qui déchirent sa face, profanations dues au fanatisme de l'ignorance et de la superstition, la physionomie du colosse a conservé dans son ensemble ce calme, cette sérénité, qui font le caractère distinctif de la statuaire égyptienne.
Que représentait réellement dans la pensée de ces temps lointains, cet accouplement fantastique de la grâce et de la force si étroitement unies ensemble qu'elles ne forment qu'un seul corps ? Est-ce un rêve d'artiste, un caprice ? Non, certes ; rien n'était moins capricieux que le génie égyptien, génie éminemment réfléchi, génie tout symbolique et dont les conceptions, même les plus bizarres en apparence, cachaient un sens profond. C'est le dieu Harmakhis, le “soleil levant”...
Mais à quelle époque a-t-on taillé ce monument qui semble veiller sur les Pyramides, et
quelle était la véritable destination de ce géant du désert ? Les textes sont muets jusqu'ici. “Cette grande figure mutilée, dit Ampère, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu'il entend et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers
l'Orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une vérité qui fascinent le spectateur. Sur celte figure, moitié statue, moitié montagne, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité et même une grande douceur.”
Un écrivain arabe, Ahd-el-Rahman', dit que le Sphinx était regardé comme un talisman qui protégeait les cultures contre l'envahissement des sables. Il a été mutilé sous le règne du sultan Barqouq, au quatorzième siècle, par un cheikh fanatique. “Or il arriva, dit Abd-el-Rahman', que les deux hommes qui étalent occupés à briser le nez de celte grande statue, avec de grosses masses de fer, tombèrent par terre sur des éclats de rocher et se tuèrent ; aussitôt le simoun souffla. Les gens du peuple crurent à une vengeance du monstre, et nul n'osa plus y toucher, redoutant son courroux.”
Makrizi (quinzième siècle) parle aussi du colosse avec une admiration profonde. “Un fou, dit-il, un certain cheikh Mohammed, surnommé le jeûneur de son siècle, dans un accès de
délire et pour se rendre agréable à Dieu, lui avait infligé, à coups de masse, les irréparables mutilations dont il porte pour toujours la trace.”
Il paraît certain qu'au douzième siècle le Sphinx était encore intact. Abd-eI-Latif dit que la figure était très belle, la bouche gracieuse et souriante ; il ajoute que la couleur rouge qui couvrait la face était éclatante et fraîche. Les Arabes d'aujourd'hui désignent le Sphinx sous le nom d’Abou-l'Hôl, le “père de la terreur”.

Source : Gallica

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