vendredi 7 juin 2013

Une statue nommée “Le Terrible” : description du Sphinx de Guizeh par al-Maqrîzî (XIVe-XVe s.)

Al-Maqrîzî (Taqi al-Din Ahmad ibn 'Ali ibn 'Abd al-Qadir ibn Muhammad al-Maqrizi, dit Ahmad al-Maqrîzî ou Ahmed Maqrîzî ou al-Maqrîzî) est un historien égyptien (1364-1442) né et mort au Caire. C'est l'un des auteurs les plus notoires de l'histoire égyptienne, de la conquête arabe au VIIe siècle à la période mamelouke (1250-1517) dont il fut le contemporain.
Son œuvre majeure est Al-mawâ'iz wa-l-i'tibâr fî dhikr al-khitab wa al-'âthâr. Elle fut traduite en français par Urbain Bouriant, sous le titre Description topographique et historique de l'Égypte, Paris, 1895-1900. C'est de cette traduction qu’est extrait le texte qui suit, relatif au Sphinx.



“Cette statue est située., entre les deux pyramides, et s'appelait autrefois Belheïb  ; aujourd'hui les Égyptiens la nomment Abou 'l-hôl (le père de la terreur).
El-Qoda'ï dit : La statue des pyramides, nommée Belhoubah est une statue colossale en pierre, située entre les deux pyramides, et dont on ne voit que la tête. Les gens du peuple lui donnent le nom d'Abou 'l-hôl ; on l'appelle aussi Belheïb. C'est, dit-on, un talisman contre les sables et qui les empêche d'envahir les terrains cultivés de Gizeh.
Dans le livre, les Merveilles des constructions, il est dit : Prés des pyramides, on voit, émergeant du sol, une tête et un cou de grandeur colossale ; les gens donnent à cette figure le nom d'Abou 'l-hôl et prétendent que le reste du corps est enterré sous le sable. Proportionnellement aux dimensions de la tête, la longueur totale du corps doit être de 70 coudées et même plus. Le visage est peint en rouge et recouvert d'un vernis brillant parfaitement conservé. La figure est belle, les traits agréables et empreints de charme et de beauté; le visage semble sourire.
On interrogeait un homme éminent sur ce qu'il avait vu de plus merveilleux : « La proportion du visage d'Abou'l-hôl, » répondit-il. En effet, les différentes parties du visage, le nez, les yeux, les oreilles, sont aussi bien proportionnées que les traits qu'on rencontre dans la nature. Le nez de l'enfant, par exemple, est en proportion de sa taille, et ce nez, qui le rend beau, rendrait hideux un homme qui l'aurait au milieu du visage ; pareillement, un enfant serait hideux s'il avait le nez d'un homme. Il en serait de même pour l'une quelconque des parties du corps. Il faut donc que tous les membres soient proportionnés au reste du corps et à sa taille. Ce qu'il y a d'admirable chez l'artiste qui a exécuté la statue d'Abou 'l-hôl, c'est qu'il ait pu, malgré l'énormité du monument, conserver les proportions des membres, bien que la nature n'ait jamais créé de corps de cette dimension.
Vis-à-vis de cette statue, sur le territoire de Masr prés du palais royal, s'en trouvait une seconde, de taille colossale également et parfaitement proportionnée comme la première. Dans son giron, elle tient un enfant et sur sa tête est posé un bassin ; le tout est d'un seul bloc de granit. On prétend que c'est une femme, l'épouse d'Abou 'l-hôl dont nous avons parlé. Elle se trouve dans une rue à laquelle elle a donné son nom. On assure que si l'on mettait sur la tête d'Abou 'l-hôl l'extrémité d'un fil et que, le fil tendu, l'autre extrémité reposât sur la tête de la femme, on obtiendrait une ligne exactement horizontale.
Abou 'l-hôl est, dit-on, un talisman destiné à empêcher les sables de se joindre au Nil, et la femme est un autre talisman dont la vertu est d'empêcher les eaux du Nil d'inonder la ville de Masr.
Ibn el-Moutaouag dit : La ruelle de la Statue est une ruelle qui commence à l'extrémité du Grand Marché, dans le voisinage de la rue de 'Amar. L'idole est connue sous le nom de femme de Pharaon, et est regardée comme un talisman destiné à préserver les campagnes de l'envahissement des eaux du Nil. On dit que le Belheïb des pyramides lui fait face, le dos de Belheïb étant tourné vers le désert, tandis que le dos de la femme est tourné vers le fleuve, les deux statues faisant face à l'orient.
En 711 (1), un émir, du nom de Balât, arriva avec des ouvriers, tailleurs de pierre et carriers ; ils brisèrent la statue connue sous le nom de statue de la Femme et la taillèrent en gros et petits morceaux, pensant que dessous devait être caché un trésor, mais on n'y trouva qu'un piédestal de pierre énorme sous lequel on creusa jusqu'à ce qu'on rencontrât l'eau, mais on ne découvrit rien. Avec ces pierres on construit la base de la colonne de granit que l'on peut voir dans la nouvelle mosquée bâtie en dehors de Masr et qu'on appelle Mosquée neuve d'El-Naser ; c'est ainsi que cette statue disparut, et Dieu est le plus savant!
De notre temps, un personnage, le cheikh Mohammed Saïm El-Daher, l'un des Sofis du couvent de derviches fondé par Saïd El-Sa'ada, se mit en route vers 780 (2) afin de combattre et de détruire les superstitions ; il se rendit aux pyramides et mutila le visage d'Abou' l-hôl qui est resté dans cet état jusqu'à présent. Depuis lors, le sable a envahi en grande partie le territoire de Gizeh, et les habitants de cette province attribuent cet empiétement des sables sur leurs terres à la mutilation de la statue. A Dieu est la conséquence des choses, et quoi de plus beau que ce qu'a dit Zâfer El-Haddad :

Examine la forme des deux pyramides et admire ;
Entre les deux est Abou 'l-hôl le merveilleux.
Comme des voyageurs qui, la nuit passée, vont partir,
Bien-aimé avec bien-aimée, entre eux deux se tient le jaloux.
Et l'eau du Nil, à leurs pieds, est comme des larmes ;
Et la voix du vent, qui souffle prés d'elles, est comme une plainte.
Et la prison de Joseph apparaît comme un amant
Abandonné, et qui tristement se lamente.



On raconte qu'Atrib ben Qobt ben Masr ben Beïsar ben Ham ben Nouh, au moment de mourir, recommanda à son frère Sa de mettre son corps dans une barque et de l'enterrer dans une île au milieu du fleuve. Lorsqu'il fut mort, Sa exécuta l'ordre de son frère, sans qu'aucun Égyptien en eût connaissance.
On accusa Sa du meurtre d'Atrib et il se forma contre lui un soulèvement qui dura neuf années. Au bout de la cinquième année, Sa proposa aux rebelles de les conduire au tombeau d'Atrib ; ils s'y rendirent, mais, après avoir creusé sa tombe, ne trouvèrent plus le corps que les démons avaient transporté à l'endroit où est Abou'l-hôl, pour l'enterrer près du tombeau de son père et de son grand-père Beïsar. Les soupçons dès lors ne firent que s'accroître contre Sa, et les rebelles, retournés à Memphis, continuèrent la guerre. Éblis se rendit auprès d'eux et leur fit voir le corps d'Atrib là où il l'avait transporté. On retira Atrib de son tombeau et on le plaça sur un lit; et le démon leur parla par sa langue (d'Atrib), les soumit à ses idées, si bien qu'on se prosterna devant lui et qu'on l'adora comme on avait adoré les idoles. Sa fut tué et son corps enterré sur la berge du Nil; mais le Nil, en montant, ne submergea pas son tombeau. Ce que voyant, une partie des rebelles se rallia à lui, déclarant qu'il avait été tué injustement, et allèrent se prosterner sur sa tombe comme les autres faisaient pour Atrib ; quelques-uns taillèrent une pierre et lui donnèrent la forme d'Achmoum. Cette pierre, appelée plus tard Abou 'l-hôl, fut placée entre les deux pyramides et devint objet de vénération : il y eut donc ainsi trois sectes en Egypte. Et les Sabéens n'ont jamais cessé de vénérer Abou 'l-hôl, de lui sacrifier des coqs blancs et de lui brûler de la sandaraque.”

(1) Du 20 mai 1311 au 8 mai 1312
(2) Du 30 avril 1378 au 18 avril 1379

Source : Gallica

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