vendredi 28 juin 2013

“Un tribut de curiosité au fameux colosse taillé en forme de sphinx”, par Edme-François Jomard (XVIIIe-XIXe s.)

Extraits de la Description de l'Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française (1829, tome V), éditée par Charles Louis Fleury Panckoucke.
Ce texte est d'Edme-François Jomard (1777-1862).



“Tous les voyageurs qui visitent les Pyramides vont payer un tribut de curiosité au fameux colosse taillé en forme de sphinx. Il est à environ 600 mètres (1800 pieds) à l'est de la deuxième pyramide, au milieu d'une plaine recouverte de sables, plus basse que le plateau. (1) On l'a certainement pris tout entier dans le roc, bien que la tête porte des traces de lits qui figurent assez bien des assises réglées.
Le Sphinx est comme à l'ordinaire un lion assis, portant la tête humaine, mais d'une proportion gigantesque ; c'est la plus grande des figures d'homme ou d'animal que les Égyptiens aient jamais sculptées. La coiffure est semblable à celle des colosses de Louqsor et des autres figures égyptiennes ; ce sont des sillons ou rayures, horizontales en avant, convergentes sur le derrière de la tête. Le corps n'a pas moins de 29 mètres de long (...), encore une partie de la croupe est-elle cachée sous les sables. La tête, depuis le menton jusqu'au sommet, a 8m55 (26 pieds), et, en défalquant l'épaisseur de la coiffure, environ 8m3. De là, en comparant cette figure avec les sphinx de même genre qui sont à Thèbes, on peut conclure que la distance du sol sur lequel posent les pieds du lion symbolique, jusqu'au dessus de la tête, autrement la hauteur du monument (sans parler du socle) doit être d'environ 24 mètres ou 74 pieds : du moins, l'accord qui existe entre le rapport de la tête à la longueur du corps, dans la figure de Thèbes, et celui qui existe dans la figure des pyramides, permet de faire la comparaison, et d'en déduire cette élévation.
Depuis les temps antiques, les sables ont recouvert le corps presqu'en entier : peut-être même ils cachent un socle sur lequel reposait la figure, comme dans tous les monuments de même sorte. Aujourd'hui, le dessus de la tête est à 42 pieds du sol, et le menton à 16 pieds ; un peu au-dessous de la naissance des épaules, tout est enfoui. La partie inférieure, ou le cou, est usée et elle semble même criblée de pores comme les rochers à Alexandrie, que ronge l'air de la mer, mais ce n'est qu'une apparence.
Il serait inutile ou plutôt presque impossible de décrire par le discours l'aspect du Sphinx des Pyramides ; renvoyer aux planches est le seul moyen d'en donner une idée un peu juste quoique bien faible encore : on y verra du moins la proportion de la stature humaine avec ce géant. Un homme debout sur la saillie du haut de l'oreille aurait de la peine à atteindre le dessus de la tête avec la main étendue. On s'élève au sommet de la figure et par derrière à l'aide d'une échelle de 25 pieds de hauteur ; là on trouve une ouverture. C'est celle d'un puits étroit où les curieux descendent ordinairement, mais il est en grande partie comblé ; au bout de quelques mètres on trouve le fond : l'on n'a pas découvert jusqu'où il pouvait conduire autrefois, si en effet il avait quelque profondeur, ce qui est fort douteux.
La face du Sphinx a été peinte d'une couleur rouge brun, qui subsiste encore ; c'est à peu près la teinte que les Égyptiens se sont donnée à eux-mêmes dans les représentations consacrées à la vie domestique ou aux scènes militaires. On en a conclu sans fondement que cette tête fournissait le type exact de la physionomie égyptienne, et cela sans s'embarrasser ni des sculptures, ni des peintures, ni des momies, qui cependant fournissent toutes sans équivoque le vrai caractère de la figure.
Je ne sais par quel esprit de système on a été jusqu'à conclure du Sphinx que les anciens Égyptiens étaient des nègres, c'est-à-dire des hommes noirs, à cheveux crépus et laineux, à front bas et en arrière, à nez épaté, etc. L'existence de ce dernier caractère a paru prouvée incontestablement aux auteurs de l'assertion, attendu que le nez du Sphinx a été brisé et presque enlevé, circonstance comme on voit fort concluante. Mais pourquoi le peintre égyptien, en faisant son propre portrait, ne l'a-t-il pas peint en noir, et pourquoi le sculpteur a-t-il laissé le front presque droit ? Loin de nous l'idée de rabaisser par cette observation les races de noirs ; mais quand on voit ceux-ci représentés par les Égyptiens eux-mêmes dans leurs peintures, de la manière la plus distincte, et qu'on examine avec attention les têtes de momies bien conservées, celles des belles statues égyptiennes, celles des peintures et des bas-reliefs des hypogées, des palais et des temples ; qu'enfin on les compare aux indigènes même de la haute Thébaïde, est-il possible de douter que les anciens Égyptiens aient appartenu à la race dite assez improprement caucasienne ? Ils avaient, à la vérité, les lèvres un peu bordées et les pommettes saillantes, mais cela ne change presque rien au type primitif.
Je ne crois pas nécessaire d'insister davantage sur ce sujet, que d'ailleurs j'ai traité avec plus de développement, dans la Description des hypogées de la ville de Thèbes. Le type égyptien consiste surtout dans le prolongement du trait du nez (trait si court au contraire chez les noirs de l'Afrique intérieure), dans son contour aquilin, et encore dans la direction commune du nez et du front selon un même plan légèrement incliné ; et c'est ce qui constitue sa principale différence avec le type grec, dans lequel la direction commune au front et au nez est presque perpendiculaire, tandis que chez les Égyptiens elle est inclinée de 76 à 78 degrés.
Je reviens au Sphinx, où cette partie du visage est trop défigurée pour qu'on puisse bien apprécier le caractère de la physionomie. Quelques-uns, mais à tort, en ont trouvé la figure difforme : loin de là on remarque un travail ferme et hardi dans l'exécution des yeux et des orbites, surtout dans celle de la bouche et de l'oreille. Cependant, augmenter jusqu'à plus de trente-six fois la grandeur des formes humaines a dû présenter au sculpteur une immense difficulté : on le sent aisément sans qu'il soit nécessaire d'insister sur cette observation.
Les Arabes ont surnommé cette figure Abou-lhoul, le père de la terreur, bizarre appellation, et qui eût étonné fort les auteurs de la statue, s'ils eussent pu prévoir qu'on la lui donnerait un jour (2) : peut-elle effrayer en effet qui que ce soit, si ce n'est les petits enfants ? En même temps, et par une sorte de contradiction, les Arabes la considéraient comme un puissant talisman, qui s'oppose à l'invasion des sables, et protège la vallée du Nil contre son plus redoutable ennemi : autre erreur bien plus grossière, dont ils ont reconnu eux-mêmes l'absurdité, en voyant les sables descendus à 500 mètres au-delà du Sphinx, et lui-même ayant presque tout son corps enseveli. Au reste, il tourne le dos et non la face aux sables qu'il était censé arrêter par une influence magique et irrésistible.
Cette face est tournée à l'est, mais non exactement ; l'axe du corps fait avec la ligne E-O, un angle d'environ 18° 30’, d'après le plan topographique. Peut-être (mais ce n'est qu'une hypothèse) les constructeurs de la pyramide ont-ils voulu diriger la figure vers l'orient d'été, c'est-à-dire vers le soleil levant, à l'époque du solstice.”

1 - Le menton du sphinx est à 25m82 au-dessous du pied du rocher de la grande pyramide ; il a été trouvé supérieur de 18m67 aux basses eaux du canal occidental, le 25 frimaire an VII (15 décembre 1798).

2 - Ce mot est tiré de l'ancien nom qui, selon Maqryzy el-Soyouty, était Belhyt, ou Belhout. M. Langlès l'interprète en qobte par oculus terribilis (Voyage de Nordcn, t.111, p. 342), mais M. de Sacy par oculus et cor, celui qui est sans déguisement ou qui a le cœur dans les yeux (trad. d'A'bd-el-latyf, p. 569).

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