vendredi 24 mai 2013

“Le sphinx m’a peut-être plus frappé que les pyramides” (Jean-Jacques Ampère - XIXe s.)

Lorsque, dans son ouvrage Voyage et recherches en Égypte et en Nubie, publié en 1868, Jean-Jacques Ampère (1800-1864) décrit le Sphinx, il fait place autant à ses impressions personnelles, conscient qu’ "Il faudrait du silence pour le sommeil de tant de siècles", qu’à des observations plus techniques et à des considérations historiques.
Deux points attirent plus particulièrement son attention :
1) la comparaison entre “la” Sphinx telle que la concevaient et l’honoraient les Grecs et “le” Sphinx égyptien, “désignation de la royauté” ;
2) le lien entre le Sphinx de Guizeh et le roi Thoutmosis IV.
Pour ce deuxième point, l’auteur se base sur la célèbre “Stèle du Rêve” érigée précisément par Thoutmosis IV entre les pattes du Colosse. Or, cet ajout est à l’évidence postérieur aux origines et à la représentation première du Sphinx, ne permettant pas d’affirmer que “le sphinx des pyramides n’est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV”.

Cliché de Félix Bonfils, 1831-1885

“(Il n’y a pas) de doute sur la destination funèbre des pyramides ; mais, au lieu de reconnaître un fait évident, quelles bizarres suppositions n’a-t-on point faites à leur sujet ! Les uns ont vu dans leur construction une sage mesure contre le paupérisme et la mendicité ; un certain Samuel Simon Witte a très gravement avancé que les pyramides n’étaient point l’ouvrage des hommes, mais un jeu de la nature. Selon lui, elles n’offrent pas une architecture plus régulière que les colonnes basaltiques de la grotte de Fingal, et ont une origine semblable. L’auteur de ce beau système ne s’en est pas tenu là ; il a étendu la même manière de voir au sphinx qu’il appelle le prétendu sphinx, puis aux monuments de l’Inde et même aux ruines grecques de Sicile. Enfin, en 1838, M. Aguew a publié un traité dans lequel il établit que les pyramides offrent dans leur structure et leur disposition une démonstration rigoureuse de la quadrature du cercle.
Oublions toutes ces folies en contemplant cet admirable sphinx placé au pied des pyramides qu’il semble garder. Le corps du colosse a près de 90 pieds de long et environ 74 pieds de haut ; la tête a 26 pieds du menton au sommet. Le sphinx m’a peut-être plus frappé que les pyramides. Cette grande figure mutilée, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d’un effet prodigieux ; c’est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu’il écoute et qu’il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l’orient semblent épier l’avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur.

“Une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur”
Le sphinx est taillé dans le rocher sur lequel il repose ; les assises du rocher partagent sa face en zones horizontales d’un effet étrange. On a profité, pour la bouche, d’une des lignes de séparation des couches. Sur cette figure moitié statue, moitié montagne, toute mutilée qu’elle est, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur. C’est bien à tort qu’on avait cru y reconnaître un profil nègre. Cette erreur, que Volney avait répandue et qui a été combattue par M. Jomard et M. Letronne, est due à l’effet de la mutilation qui a détruit une partie du nez ; le visage, dans son intégrité, n’a jamais offert les traits du nègre. De plus, il n’était pas peint en noir, mais en rouge. On peut s’en assurer encore, et l’œil exercé de M. Durand m’a signalé des traces évidentes de cette couleur. Abdallatif, qui vit le sphinx au XIIe siècle dit que le visage était rouge.

“En Égypte, on n’a jamais vu dans le sphinx qu’une désignation de la royauté”
Après avoir contemplé et admiré le sphinx, il faut l’interroger. Qu’était le sphinx égyptien en général ? Qu’était ce Sphinx colossal des pyramides en particulier ? Le sphinx égyptien fut peut-être le type du sphinx grec ; mais il y eut toujours entre eux de grandes différences. D’abord le sphinx grec ou plutôt la sphinx, comme disent constamment les poètes grecs, était un être féminin. Chez les Égyptiens, au contraire, à un bien petit nombre d’exceptions près, le sphinx est mâle. On connaît maintenant le sens hiéroglyphique de cette figure ; ce sens est celui de seigneur, de roi. Par cette raison, les sphinx sont en général des portraits de roi ou de prince ; celui qu’on voit à Paris dans la petite cour du musée est le portrait d’un fils de Sésostris.
La "Stèle du Rêve"
L’idée d’énigme, de secret, l’idée de cette science formidable dont le sphinx grec était dépositaire, paraît avoir été entièrement étrangère aux Égyptiens. Le sphinx était pour eux le signe au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement le mot seigneur, et pas autre chose. Ces idées de mystère redoutable, de science cachée, n’ont été probablement attachées au sphinx grec que parce qu’il avait une origine égyptienne, et qu’il fallait trouver du mystère et de la science dans tout ce qui venait d’Égypte ; mais, en Égypte, on n’a jamais vu dans le sphinx qu’une désignation de la royauté. Le sphinx des pyramides n’est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV.
Une grande tablette de pierre, couverte d’hiéroglyphes, dont les premières lignes seules s’élèvent au-dessus du sable, offre un singulier exemple d’une représentation qui se produit plusieurs fois sur les monuments de l’Égypte. On y voit un roi s’adorant lui-même. Le Pharaon humain rend hommage au type divin dont il est le symbole terrestre. J’aurai occasion de revenir sur cette singulière apothéose dans laquelle la royauté semble identifiée avec la divinité qu’elle invoque.
Sur la tablette dont je parle, le même nom, celui de Thoutmosis IV, est écrit derrière le roi en adoration et derrière le sphinx, c’est-à-dire le roi adoré. L’inscription n’a pas encore été lue ; mais on y a remarqué le nom de Chéfren, qui éleva la seconde pyramide, selon Hérodote et Diodore de Sicile. La lecture des hiéroglyphes confirme encore ici le témoignage des deux historiens grecs sur les rois auteurs des pyramides.
M. Caviglia a fouillé le sable amoncelé au-devant du sphinx, et il a trouvé entre ses pattes colossales un petit temple, auquel on arrivait par des marches. Outre la grande tablette, couverte d’hiéroglyphes, qui représente le roi Thoutmosis IV s’adorant lui-même, il y en avait une plus petite, aux pieds du sphinx. Elle est moins ancienne ; c’est Sésostris qui figure sur celle-ci, comme sur l’autre son aïeul Thoutmosis ; lui aussi il rend hommage au sphinx qui est appelé Horus, et par là identifié au soleil, à la divinité suprême dont le roi est l’image et la représentation sur la terre.
Sur un doigt d’une des pattes du sphinx, on a trouvé une inscription en vers grecs assez bien tournés. L’auteur, qui s’appelle Arrien, est peut-être l’historien de ce nom. Il distingue avec soin de la sphinx homicide de Thèbes la sphinx des pyramides, qu’il appelle la très pure servante de Latone. Ce Grec, entraîné par l’habitude, faisait du sphinx un personnage féminin ; cependant on a trouvé aux pieds de celui-ci les fragments d’une barbe colossale.”
Source : Wikisource

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