L'explorateur français André Thevet (vers 1502- 1590) effectua en 1552-1554 un voyage à Constantinople, en Égypte et en Palestine, dont il fit le récit dans son ouvrage La Cosmographie du Levant, publié en 1554.
Le texte qui suit est extrait du vol. 1, livre II.
On remarquera, par les anecdotes relatées par l’auteur, que le Sphinx méritait déjà son surnom de “Abou l-houl” (“Celui qui fait peur”).
J’ai conservé ce texte avec le vocabulaire et la syntaxe de l’époque, en adoptant simplement, pour bon nombre de mots, leur orthographe actuelle.
“Ne pensez à présent voir toute la base et le piédestal de ces pyramides, lesquelles étant en lieu aréneux comme elles sont, les sablons en ont couvert une bonne partie. Et nonobstant elles égalent les plus hautes montagnes du pays d’Égypte en leur hauteur. Et ceci a été aperçu, d’autant que les Colosses, qu’on appelait Sphinges (à cause de la figure monstrueuse et diversifiée qu’ils avaient) commençaient à être ensevelis dans les monceaux de sablons agités du vent.
Il est bien vrai que je ne me puis persuader que le Colosse qu’on y voit encore aujourd’hui soit pas un des Sphinges, que l’on estime être le tombeau de quelque roi d’Égypte, vu qu’il ne représente rien de monstre (mais) est fait comme une tête d’homme, grosse à merveille, sans forme de corps, et de pierre fort dure, comme nous l’a dépeint un certain Vénitien dans une carte, qu’il a fort mal faite, de la ville du grand Caire.
Aucuns disent qu’Isis le fit dresser après la perte de son ami, se battant et frappant la poitrine pour sa défaite.
Cette tête est grosse comme une tour, ayant cent deux pieds de large, et de long cent ou environ.
Les Arabes sont si abêtis après ce Colosse qu’ils tiennent que si un roi ou seigneur le faisait démolir, ou que l’on montât seulement dessus par dérision et moquerie, on ne faudrait dans vingt-quatre heures à mourir, ou tomber en quelque grand malheur et désastre.
Qu’il soit ainsi, il y eut de mon temps un jeune gentilhomme français, natif de Paris, de l’honorable et ancienne maison des Daubray, lequel venant visiter les pyramides avec bonne compagnie de diverses nations, tant Chrétiens que Barbares, monta sur cette grosse masse de tête. Or ainsi que les janissaires qui conduisaient la troupe, avec quelques Maures et Arabes domestiques, l’avertissent de la superstition et croyance de leurs anciens pères touchant cela, il se prit à moquer d’eux (comme firent tous les autres Chrétiens de la suite, estimant être chose abusive, et qu’ils n’y devaient point ajouter foi) et y remonta : dont lesdits Arabes ne se purent tenir de murmurer, le menaçant de l’ire de Dieu, et lui disant que jamais homme ne s’y était joué, qu’il n’en portât la pénitence : comme de fait il advint. Car le jeune homme gaillard et accort ne fut pas sitôt descendu de dessus ce Colosse qu’étant remonté à cheval, le malheur lui fut si contraire, et la fortune aussi, que sa bête incontinent commença à faire une infinité de sauts et gambades, et se tempêta de telle sorte que le ruant par terre, elle le foula tant à beaux pieds que le pauvre hasardeux et nouveau étranger en mourut bientôt après, et fut porté son corps au Caire, au temple dédié à la Vierge Marie, non celle que le vulgaire du pays appelle S. Marie de la cave, monastère de Grecs (auquel lieu la Vierge fut longuement absconse avec son fils Jésus-Christ, lorsqu’elle vint en Égypte, fuyant la persécution d’Hérode) (mais) à un autre consacré à ladite Viege, qui est dans la ville, là où l’autre est dehors.
Quelques années en après, Claude Daubray, chevalier du Saint Sépulcre de Jérusalem, pour s’enquérir et savoir la vérité d’un tel désastre, entreprit le voyage du Levant, lequel véritablement il fit et accomplit autant heureusement, fidèlement et diligemment, tant pour le désir naturel du défunt son frère, que pour voir les merveilles du monde et antiquités de Grèce, Palestine et Égypte, et moeurs et façons de faire de ce peuple barbare, que nul autre de mon temps. Cette mort fut nouvelle occasion à ces infidèles de dire et maintenir que c’était un miracle sur ceux qui méprisaient les bons avertissements de leurs histoires.
Et à ce propos, deux Mamelouks et un Juif m’assurèrent avoir vu aussi que depuis quarante-huit ans étaient morts neuf hommes, deux femmes et quelques enfants, pour y avoir monté, et n’ayant vécu que deux ou trois heures après.
Au reste, Pline se trompe, parlant de cedit Sphinx ou Colosse, disant qu’il est plus admirable et remarquable que toutes les pyramides : de quoi la comparaison est autant véritable, en grandeur et grosseur que serait celle d’un rat et d’un éléphant. Et s’il l’eût vu et contemplé de si près que j’ai fait, il n’eût écrit telles folies, et moins celui qui qui l’a traduit et glosé en marge de mon temps, qui se moque du lecteur quand il ajoute que cette grosse tête a des ailes comme un oiseau, et le reste de son corsage semblable à un chien, chose aussi mal considérée à lui, vu qu’il n’a ni ailes, ni corps, ni apparence quelconque, ce que je sais pour l’avoir vu neuf fois en trois ans.”
Source : Gallica
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