Corneille Le Brun |
L'artiste et voyageur hollandais Corneille Le Bruyn (ou Corneille Le Brun, ou encore Cornelis de Bruyn) (1652-1726 ou 1725) préférait, semble-t-il, le dessin à l'écriture pour exprimer de manière plus précise ses impressions de voyage. Il n'empêche que lorsqu'il relata sa visite des pyramides de Guizeh, il s'ingénia à décrire par le menu détail ses découvertes. Et de même pour le Sphinx.
Le texte ci-dessous est extrait du tome 1 de l'ouvrage Voyage au Levant, c'est-à-dire dans les principaux endroits de l'Asie Mineure, dans les îles de Chio, Rhodes, Chypre, etc., de même que dans les plus considérables villes d'Égypte, Syrie et Terre Sainte, publié en 1698 en hollandais, et en 1700 pour la première traduction en français.
De ce texte, on retiendra principalement les points suivants :
- le Sphinx n’a pas servi de sépulture à tel ou tel roi de l’Egypte ancienne ;
- aucune preuve, aucun témoignage ne permettent d’affirmer avec certitude qu’un passage relie la Grande Pyramide et le Sphinx ;
- représenté sous les traits du Lion et de la Vierge, le Sphinx est à mettre en relation avec les crues du Nil.
“A quelque distance de la plus grande pyramide du côté d’Orient, on voit le Sphinx si fameux chez les Anciens. С’est une statue qui est taillée dans le roc même, qui représente une tête de femme avec la moitié de la poitrine. Mais à présent, elle еst enfoncée dans le sable jusqu’au соu. A main droite on voit le sable plus élevé qu’ailleurs, et cela jusqu’à une assez grande étendue, de sorte qu’on peut croire avec raison que sous cette hauteur est caché le reste du corps qui avait la ressemblance d’un lion, et que la face en est tournée du côté droit.
С’еst une masse extraordinairement grosse, mais оù les proportions ont pourtant été observées, encore que la tête seule ait vingt-six pieds de haut, et que depuis l’oreille jusqu‘au menton, il y en ait quinze, selon la mesure qu’en a prise le sieur Thévenot.
De loin il paraît être de cinq pierres jointes ensemble, mais quand on еst auprès, on voit que ce qu’on avait pris pour les jointures des pierres ne sont proprement que des veines qui sont dans le roc.
Pline dit que cela a servi de tombeau au roi Amasis, et:il п’еst pas incroyable que cela en ait pu servir, puisqu’il еst dans un endroit qui n’était autrefois comme nous l’avons dit, qu’une espèce de cimetière et auprès des pyramides et des grottes qui n’étaient autre chose que des lieux de sépulture. Mais de savoir si ç’a été précisément celui du roi Amasis, c’est ce que je n’oserais assurer, parсе qu’il n’y en a point dе preuves certaines, tous les mémoires de cette antiquité ayant été perdus.
D’autres veulent qu’un roi d’Egypte ait fait faire ce Sphinx à la mémoire d’une certaine Rhodope de Corinthe dont il était passionnément amoureux.
Les auteurs font bien des contes de cette statue du Sphinx. Ils disent, entre autres chosев, que lorsqu’on l’allait consulter au lever du Soleil, elle rendait réponse comme un Oracle ; mais la plupart croient que cela se faisait par la fourberie des prêtres, par le moyen de quelques conduits souterrains.
“On ne saurait dire avec aucune certitudе, quoi qu’il en puisse être, s’il y a un conduit sous terre d’un côté ou d’autre qui mène à ce Sphinx”
Quelques-uns croient que le puits dont nous avons parlé, qui est dans la grande Pyramide, pourгait avoir servi à cela. Mais ce qui fait voir que cela n’est pas vrai, c’est que de tous ceux qui ont eu la curiosité d’y descendre, il n’y a personne qui ait trouvé un passage au fond dе се puits, De sorte qu’on ne saurait dire avec aucune certitudе, quoi qu’il en puisse être, s’il y a un conduit sous terre d’un côté ou d’autre qui mène à ce Sphinx.
Au moins est-il certain qu’il n’y a aucune ouverture, ni à lа bouche, ni au nez, ni aux yeux, ni aux oreilles ; et si les prêtres ont mis ici quelque fourbe en usage, il faut que ç’ait été par le moyen d’un trou qui, à ce que disent ceux qui y sont montés avec des échelles, est au haut de la tête qui, allant toujours en apetisssant va jusque dans la poitrine où il finit. Le Consul avec la plupart de notre compagnie étaient à l’ombre de cette grosse masse pendant que je m’occupais à la dessiner avec les pyramides qui font auprès. On voit cela (...) où l’on peut juger de la grandeur de cette statue monstrueuse par la proportion qui a été observée entre elle et les personnages qu’on y voit représentés auprès.
Pour ce qui est des particularités des Sphinx en général, je me contenterai de rapporter ce que le Dr. O. Dapper en a écrit, et qu’il a lui-même emprunté des autres. Lorsque les Égyptiens, dit il, traitaient des choses naturelles, ils représentaient les Sphinx de deux manières, savoir ou sous la figure d’un lion couché sur un buffet, ou sous la forme d’un certain monstre qui avait le corps d’un lion et le visage d’une fille.
Par la première figure, ils représentaient Momphta, qui était une des divinités égyptiennes, qui présidait sur toutes les eaux, et particulièrement qui conservait et entretenait les causes du débordement du Nil ; et par la seconde, ils représentaient l’accroissement même de ce fleuve. Et ils représentaient cela par cette figure, non pas qu’ils crussent qu’il se trouvât quelque part de tels animaux, mais pour donner à connaître par là les pensées et conceptions secrètes dе l’esprit.
“Faire d’une Vierge et d’un Lion des monstres appelés Sphinx”
Ainsi les Sphinx représentés de cette manière signifiaient l’état du Nil qui inonde I’Egypte, car comme le débordement de cette rivière dure tout l’été et tout le temps de la moisson, c’est-à-dire pendant les mois de juillet et d‘août, et que pendant ces deux mois le Soleil parcourt ordinairement les deux signes du Lion et dе la Vierge, il fut assez naturel aux Égyptiens qui avaient un grand penchant pour les hiéroglyphes et les représentations mystérieuses, de faire d’une Vierge et d’un Lion des monstres qu’ils appelèrent Sphinx, et qui étaient consacrés au Nil, et ce qu’ils les représentaient couchés sur le ventre, c’était pour exprimer le Nil qui se déborde.
S’il en faut croire Pline, il y avait un grand nombre de ces Sphinx, et entre eux, il y en avait quelques-uns qui étaient de fort grandes statues placées dans les endroits les plus remarquables d’Egypte, surtout dans les lieux où le Nil se déborde, comme dans les villes d’Héliopolis et de Saïs, et dans le désert de Memphis ou du Caire, où est celle dont nous parlons, qui semble avoir été la plus grande de toutes, et qu’on voit encore aujourd’hui, au moins la partie d’en haut;
Il semble aussi que les Sphinx servaient en même temps à marquer les accroissements du Nil (...). A cause de ce débordement de l’eau que les Égyptiens reçoivent tous les ans par le bénéfice de la constellation du Lion, ils ont établi chez eux une coutume qui est aussi en usage ici, et parmi tous les peuples de l’Europe, que les tuyaux, les robinets, et généralement tout ce qui sert aux jets d’eau, sont faits ordinairement en manière de têtes de Lion, ou qu’au moins elles y servent d’ornement.
Les Sphinx étaient aussi mis par les Anciens à la porte des temples, par où ils voulaient signifier que leur théologie était une science toute enveloppée d’énigmes et de symboles mystérieux.
En effet, il semble qu’il soit plus raisonnable de croire que les Egyptiens, qui avaient accoutumé de représenter par des emblèmes et par des figures mystérieuses toute leur science, et toute la connaissance qu’ils avaient des secrets de la nature, ont voulu par ces Sphinx signifier quelque chose de semblable, que d’ajouter foi à ce que les auteurs des fables ont imaginé là dessus.”
Source : Google livres
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